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TERRE DE DEMAIN
22 octobre 2019

"ENTRETIEN AVEC GUILHEM ROUX"

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Dans cet entretien, Guilhem Roux, paysan philosophe, retrace les grandes étapes de son parcours, en premier lieu universitaire, et de sa philosophie de vie qu’il partage, au cœur des Cévennes avec sa compagne Élise. Échappant à un cadre de pensée et de vie étroit difficilement compatible selon lui avec une « transformation de l’intérieur », Guilhem choisit sa propre voie en écho à celle des premiers Cévenoles dont on sent l’héritage assumé : dans sa manière de mettre ses pas dans ceux des paysans qui l’ont précédé, dans la manière humble avec laquelle il témoigne des difficultés, des douleurs parfois, des renoncements et des efforts quotidiens à mener, dans sa relation à ses bêtes, à « ses » brebis, femelles la plupart, et à son fidèle compagnon, son chien, qui l’épaule, lui offre son intuition et son savoir-faire dans cette autre relation au vivant. Cet entretien met en lumière ce parcours du paysan philosophe en l’invitant aussi à s’exposer sur sa spiritualité d’athée, en recherche d’harmonie et de lois cosmiques. – Sophie Swaton.

Dominique Bourg : Guilhem Roux, tu es paysan, créateur d’une « ferme philosophique » dans les Cévennes. Peux-tu te présenter et nous raconter ton parcours qui embarque chien et brebis dans une recherche spirituelle et philosophique ?

Guilhem Roux : J’ai actuellement 39 ans. Je suis plutôt quelqu’un de la ville. Né à Montpellier, j’ai été un citadin toute ma vie. J’ai fait des études dans ma ville natale, puis à Paris et j’ai vécu dans d’autres grandes villes. J’étais un passionné des études. J’ai commencé par des études scientifiques – j’ai fait des classes préparatoires scientifiques, « Maths Sup », « Maths Spé », dans lesquelles je me suis formé aux mathématiques, à la physique et à la chimie. Ensuite j’ai fait le choix de faire une école d’ingénieurs en sciences économiques, pour des raisons politiques ; car je sentais que c’était l’économie qui dirigeait le monde. Ensuite j’ai recommencé mes études en philosophie, à la fois car j’étais insatisfait de l’approche humaine en sciences économiques, et car je sentais que je n’avais pas les outils pour la critiquer. Je voulais aller plus loin en philosophie des sciences et en éthique. J’ai donc suivi un cursus complet de philosophie, et j’ai ensuite soutenu une thèse en philosophie économique sur le développement durable, plus précisément sur la question de la justice intergénérationnelle que soulevait la problématique écologique.

Une fois mon doctorat en poche, j’ai été une année ATER (Attaché temporaire d’enseignement et de recherche) à l’université de Nantes, où j’ai donc commencé à enseigner l’économie et à m’immiscer dans le monde de la recherche. Mais j’ai très vite senti que je n’étais pas forcément à ma place.

Je pense que ce que j’ai vécu devient un phénomène assez classique au sein de la nouvelle génération de diplômés – on appelle même ça la dissonance cognitive : cette impression de mettre son énergie et ses compétences au service de quelque chose qui va à l’encontre de sa propre éthique. On peut penser, au départ, qu’on va pouvoir changer les choses de l’intérieur ; mais on se rend très vite compte qu’il y a un poids du système qui fait que c’est plutôt lui qui nous change que l’inverse. Je me sentais donc dans l’incapacité de m’épanouir et de devenir moi-même dans ce cadre. Par conséquent, l’alternative était simple : soit je restais dans ce monde, au risque de devenir ce que je ne voulais pas être ; soit je choisissais la liberté et l’écoute de soi, et dans ce cas je quittais un cadre qui n’était pas pour moi.

Comme j’ai toujours été sensible à la paysannerie, et que je souhaitais quitter la ville pour vivre au plus proche de la nature, mon choix s’est naturellement tourné vers cette voie. J’y suis donc allé progressivement : j’habitais d’abord dans un petit village auprès de la ville où j’allais travailler. Je faisais donc les déplacements pendulaires en TER comme une quantité innombrables de personnes dans les agglomérations, ce qui signifiait être immergé dans la foule. C’était un rythme de vie et un stress qui n’était absolument pas ce que je recherchais.

J’ai donc voulu vraiment aller m’immerger à la campagne. Si on va au bout des choses, cela veut dire qu’il faut vivre également de ce cadre. Il a donc fallu trouver un métier, un travail, une situation économique, qui permette de vivre de la nature. Pour moi, l’agriculture s’est très vite avérée être l’activité la plus évidente en campagne. Mais ce qui m’a aidé à franchir le pas – comme je n’étais pas du tout issu du milieu agricole, ni préparé à me lancer dans l’agriculture – c’est cette tendance actuelle à l’innovation en matière agricole. Je pense notamment à la permaculture, à l’agroécologie, toutes ces manières de faire de l’agriculture différemment et de façon innovante, qui font appel à des manières d’être complètement différentes que celles qu’on a connues dans l’agriculture industrielle. Je sentais qu’il y avait quelque chose d’original à créer.

J’ai eu la possibilité de faire une formation à la ferme du Bec Hellouin. Ils étaient avant-gardistes dans les techniques de permaculture, et c’est ce qui m’a aidé à faire la transition. J’ai travaillé pendant 6 mois avec les gens de la ferme : recevoir une formation pratique m’a aidé à lancer ma propre ferme, que je vois également comme un lieu permettant aux gens de vivre la transition.

Je pense en effet que mon profil est assez commun aujourd’hui. Il y a beaucoup de jeunes qui ne veulent plus travailler pour le « système », qui veulent avoir un mode de vie qui soit en accord avec leur conscience écologique ; et qui ne sont en même temps pas préparés à vivre à la campagne, et encore moins en autonomie : ils auraient besoin d’être accompagnés dans cette transition. Je pense qu’on a besoin de lieux, en France et en Europe, qui permettent de faire ces passages, des sortes d’écoles de la nature en pleine nature pour qu’ensuite chacun puisse créer son lieu, sa propre oasis.

DB : Cette transition vous l’avez décidée et accomplie à deux. Comment dans ce cadre s’est faite la genèse du projet et l’accord dans le couple ?

GR : Élise, ma compagne, avait un historique et des aspirations un peu différentes puisqu’elle a vécu toute son enfance dans la nature. Elle avait des grands-parents qui étaient paysans, donc elle avait des souvenirs d’enfance d’une paysannerie traditionnelle qui lui ont toujours tenu à cœur. En outre, elle n’a jamais trouvé dans le « système » un travail ou un emploi qui lui convienne.

Quand cette idée a commencé à germer chez moi, elle a tout de suite senti que c’était là-dedans qu’elle allait pouvoir œuvrer elle aussi, elle qui n’arrivait pas du tout à s’épanouir dans la société qu’on lui présentait.

DB : J’aimerais que tu nous parles d’abord de ton chien, car un éleveur de brebis ne fait rien sans son chien. Cette relation est une découverte de la nature, elle n’est en rien proche de celle que M. Tout-le-monde peut avoir avec un animal de compagnie. Ton chien est un collaborateur, un collègue de travail indispensable. Il y a donc dû avoir des contraintes qui t’ont confronté à une sorte d’altérité que tu as découverte petit à petit. Peux-tu nous en dire plus ?

GR : Bien sûr. Pour commencer, je vais resituer le contexte dans lequel on s’est lancé dans cette aventure paysanne. On s’est lancé en élevage, et si l’on parle beaucoup de permaculture pour ce qui est du maraîchage, on peut tout à fait l’appliquer également à l’élevage, puisque la permaculture est une manière de penser la nature et de se situer par rapport à elle. Élise et moi avons voulu créer un élevage correspondant aux principes éthiques de la permaculture : l’idée était de travailler au plus près de ce que sont naturellement les êtres avec lesquels on est en interaction. Et évidemment, quand on observe les herbivores, il est évident que ce sont des êtres qui vivent dehors et qui se nourrissent de la végétation qui se trouve dans leur environnement. D’emblée, ce qu’on a voulu construire c’est un élevage pastoral, qu’on a développé à l’extérieur, et dont la problématique principale pour le berger est d’amener le troupeau paître aux quatre coins de la montagne. C’est ainsi complètement différent d’un système où l’on enferme les animaux et où l’on amène de manière mécanisée une alimentation à l’intérieur du bâtiment.

Si je dis ça, c’est parce que dans le système d’élevage pastoral que nous avons choisi de mettre en œuvre, le chien est absolument indispensable. Au début, j’avais une quinzaine de brebis – parce que je m’étais dit : « quitte à faire des bêtises, autant en faire avec peu de brebis » – et pas de chien. J’ai donc d’abord appris à faire le chien. Mais très vite, les brebis ont senti que je n’étais pas très rapide pour courir après elles, et qu’elles pouvaient faire un peu ce qui leur chantait. Si je voulais les empêcher d’aller dans une direction, il fallait que je pique un sprint de 50 mètres pour le leur interdire. Je n’étais pas du tout un bon chien : je m’épuisais assez vite et je n’avais aucune autorité sur mon troupeau, ce qu’elles ont très vite compris.

Traditionnellement, le berger utilise son chien pour conduire son troupeau dans la montagne, puisqu’il ne s’agit pas de les laisser divaguer dans la montagne. Le pastoralisme est en effet une manière de gérer la ressource pastorale. C’est donc le berger qui décide dans quel quartier de la montagne il faut aller en fonction de différents facteurs comme la floraison. Le travail du chien, c’est donc d’être capable de rassembler le troupeau et de le mener dans la direction souhaitée par le berger. Quand on voit des vidéos, on a l’impression que c’est très simple : qu’il suffit de dire au chien de faire ceci ou cela et ça marche. C’est du moins ce que j’ai pensé.

J’ai donc pris un jeune chien. On les prend généralement à 2 mois, lorsqu’ils sont à peine sevrés. Cela permet de créer un lien affectif avec lui. C’est vers l’âge de 6 mois qu’on commence à faire les premiers essais au troupeau. Ceux-là ont été complètement calamiteux, par ma faute et non pas à cause du chien, qui suivait les instincts de ses ancêtres chasseurs : foncer sur la masse du troupeau pour le faire exploser, afin d’isoler des individus qu’il prendra ensuite en chasse. Autrement dit, exactement l’inverse de ce qu’on voudrait qu’il fasse. Tout le travail de dressage consiste donc à l’obliger à adopter un comportement « contre-nature », ou plus exactement à lui apprendre à chasser non pas pour lui, mais pour moi, pour le maître. C’est-à-dire qu’au lieu de chasser des individus, il va conserver son comportement de chasseur, mais en ramenant l’ensemble du troupeau vers le chef de meute qu’est, de son point de vue, le berger.

Ça a été assez long à comprendre, et il faut surtout être en mesure d’adopter vis-à-vis de lui une certaine stature de chef de meute. Dans la nature, un chien est un être social qui vit en meute, et les meutes sont extrêmement hiérarchisées : il y a un chef de meute et tous les individus de la meute lui sont soumis. De mon côté, j’avais – comme tout citadin – envie d’avoir un chien « copain », un chien sympathique qui serait un peu mon égal. Mais ça ne fonctionne absolument pas avec un troupeau : comme il est instinctivement dans un rapport hiérarchique, ou bien il est soumis à un chef, ou bien il prend lui-même la place de chef. Ce qui veut dire que si le berger n’occupe pas cette posture de chef de meute et qu’il ne se montre pas au chien comme tel, alors il pensera qu’il est le chef et fera ce qu’il veut avec les brebis. Il décidera où l’on va, comment on les déplace, s’il intervient ou non, etc.

Il m’a donc fallu apprendre dans ma chair, dans mon corps, une certaine posture qui lui indiquait clairement que j’étais le chef de meute. Ce qui ne veut absolument pas dire qu’il fallait le violenter ou le frapper, car ces techniques ne marchent pas du tout. Au contraire, il faut conserver un rapport amical avec lui, il doit conserver le goût du travail. C’est dans ma gestuelle même, dans ma manière de me tenir face à lui, que je devais lui faire sentir que j’étais le dominant, et lui le dominé. C’est par conséquent un gros travail à faire sur soi, qui m’a beaucoup fait penser aux arts martiaux. On y apprend d’abord une certaine tenue, un certain ancrage, pour ne pas être déstabilisé par son adversaire.

Ce travail a été très long, parce que (je dirais maintenant par chance, mais à l’époque pour mon malheur) je suis tombé sur un chien qui avait beaucoup de caractère, une forte présence et une forte capacité de domination. Entre lui et moi, ça a donc été un rapport de force et de pouvoir permanent pendant de longs mois, jusqu’à ce que ce rapport hiérarchique soit institué, reconnu par lui, sans violence. Il est fondamental de repenser des rapports d’autorité qui ne soient pas instaurés par la violence, mais sur une reconnaissance de la domination de l’autre.

DB : C’est effectivement frappant. Il y a entre vous deux une autorité dépourvue de violence. On doit se mettre dans un rôle d’autorité qui permette à l’animal de s’épanouir. On le voit, ton chien est passionné par ce qu’il fait, et en même temps, il t’obéit au doigt et à l’œil, ce qui est très impressionnant pour un observateur lambda.

GR : Oui, ce qui est important, c’est de maintenir une relation de coopération. Même s’il y a ce rapport d’autorité, il faut que le chien ait cette envie de continuer à travailler, de continuer à coopérer. On est sans aucun doute dans un rapport hiérarchique, mais ce rapport n’exclut pas l’union : tous les deux, nous travaillons en commun pour réaliser ensemble cette tâche qui nous lie, à savoir la conduite du troupeau.

DB : La conduite du troupeau vous transcende en quelque sorte ?

GR : Oui voilà. La conduite du troupeau nous transcende, elle nous donne un objectif qui nous dépasse, et qui nous oblige à nous accorder, à trouver une manière de fonctionner ensemble pour réaliser cette tâche. C’est quelque chose que le chien comprend très bien. Si je le dresse, si je lui apprends à m’écouter, à m’obéir, ce n’est pas pour l’embêter mais c’est pour qu’on arrive à faire des choses ensemble. Le border collie est réputé pour être un chien très intelligent qui comprend très vite. Donc à partir du moment où il a vu, par exemple, qu’en contournant correctement le troupeau afin que ce dernier se dirige vers moi et que cela me satisfait, il comprend que nous réalisons une tâche commune.

Et ça, c’est très important. Nous sommes tout de même dans un territoire difficile. On est en montagne, et nous sommes amenés – lui comme moi – à nous retrouver dans des situations difficiles avec le troupeau. C’est essentiel, à ce moment, que ça percute. Il faut que ça marche : on n’a pas le temps pour l’hésitation et la mésentente.

Il y a par exemple eu un moment où nous nous sommes retrouvés sur un promontoire rocheux parce que je ne connaissais pas assez bien le terrain. J’avais donc conduit le troupeau dans un cul-de-sac : l’à-pic de la falaise menaçait. Alors un moment de panique s’est installé parce que les brebis ne savent pas trop ce qu’elles font là, elles se regroupent et se poussent. Il suffit alors d’un rien, d’un mouvement déplacé du chien, d’une attitude un tant soit peu agressive, pour qu’il y en ait quelques-unes qui basculent dans le vide. À ce moment, c’est essentiel que le chien et moi soyons dans la confiance, dans l’entente réciproque, qu’en face, mon partenaire comprenne que nous sommes dans une situation tendue. Dans cet épisode, il a justement été d’une intelligence de situation absolument remarquable. Il a senti qu’il y avait quelque chose de difficile, alors que par ailleurs c’est un chien un peu fougueux. Il y est allé tout doucement, tout précautionneusement. Ça n’est pas un hasard : il a compris la situation, il a utilisé sa sensibilité pour percevoir le cadre dans lequel il se trouvait pour adapter son attitude en fonction. Il nous a sorti d’une situation pour le moins épineuse, et je ne peux qu’avoir de la gratitude pour lui.

 DB : Une fois qu’il vous a sortis de la situation, quelle a été ton attitude vis-à-vis de lui ?

GR : J’ai bien entendu senti qu’il était content, qu’il était fier. Je l’ai récompensé en mesure de l’exploit qu’il venait de réaliser. Et lui, il était épanoui, heureux ! Il est allé au maximum de ses possibilités, il a réussi, il a fait plaisir à son maître. Il a donc eu droit à une super gamelle et voilà (rires).

DB : Avec les brebis, c’est aussi une relation que tu construis au fil du temps, avec à la fois un jeu d’affection, d’autorité, d’indépendance et d’altérité. Au sein du troupeau, il y a des brebis avec qui tu as une relation différenciée, tout du moins les interactions entre elles et toi varient selon les individus. Peux-tu nous en parler ?

GR : La brebis est bien entendu un animal qui est de tempérament très différent du chien. Le chien est un prédateur, la brebis une proie. Il y a une fragilité et une manière de se comporter instinctivement qui est très différente. Un éleveur de brebis est surtout avec des femelles, puisque ce sont les mères qui vont donner naissance ; et ça rajoute donc une dimension sexuée, ou féminine, aux individus avec lesquelles on travaille. Bien sûr, j’ai quelques mâles dans le troupeau, mais ils ne sont pas amenés à rester longtemps dans le troupeau ; et comme ils ne donnent pas naissance, on n’est pas dans une relation aussi fine ou profonde qu’on peut l’être avec les mères.

C’est effectivement une relation qu’on construit dans le temps, puisque ce sont des animaux qu’on va garder sept ou huit ans, qu’on connaît toutes petites, et qu’il faut apprendre à les découvrir. Et moi je n’y connaissais rien au départ. Ça passe donc nécessairement par la sensibilité et les différentes épreuves qu’on a passées ensemble. Des épreuves dans lesquelles j’ai pu observer un tempérament et des comportements différents entre individus au sein d’un même troupeau. Les brebis ne réagissent pas de manière extrêmement grégaire, impulsive, réactive avec des réponses standardisées aux situations. Bien au contraire, elles ont chacune une sensibilité et une résonance propres et elles vont dès lors se comporter très différemment selon les situations.

Dans un troupeau de brebis il y a aussi un jeu de dominant-dominé, il y a par conséquent des personnalités qui vont s’imposer plus que d’autres. Certaines vont être plus discrètes, à l’arrière dans le troupeau ; certaines vont être plus câlines et affectueuses, elles vont volontiers venir se faire caresser, sentir la main humaine. D’autres au contraire qui, bien que respectueuses, ne vont pas du tout aimer cette interaction physique, corporelle, avec un être humain. Enfin j’ai dans mon troupeau mes « meneuses », celles qui vont être le plus à l’écoute de ma voix, de mon appel, et qui par leur charisme et leur prestance vont être en mesure de tirer le troupeau, de déclencher le mouvement de l’ensemble du troupeau. C’est ainsi naturellement les brebis avec lesquelles j’ai développé le plus de liens : elles me permettent d’entrer en interaction avec l’ensemble du troupeau.

DB : Ces meneuses sont donc comme des intermédiaires entre toi et le troupeau. Pourrais-tu nous raconter l’épisode neigeux ?

GR : C’était une journée d’hiver où nous allions pâturer dans la montagne. Je les avais emmenées dans un endroit assez éloigné car c’était la fin de la saison et il y avait peu d’herbages. Nous avons beaucoup marché pour aller dans un quartier de la montagne quand, soudain, des chutes de neige abondantes nous ont surpris. Le comportement du troupeau a été d’adopter une stratégie défensive : elles se sont regroupées en boule en mettant leurs têtes en quinconce pour se protéger. C’était comme une grosse boule de laine. Elles étaient ainsi au chaud en attendant que la tempête passe. Sauf que Lloyd (le chien) et moi étions là aussi et nous ne pouvions pas rester dans cette situation, ni les abandonner ainsi en pleine montagne.

Or, elles étaient tellement décidées et groupées, elles avaient une telle force collective dans cette situation, que le chien n’avait absolument aucun impact sur le troupeau. J’avais beau l’envoyer pour qu’il les dirige, il était incapable de les mettre en mouvement : elles étaient comme enracinées dans le sol. Il est vrai que j’ai eu un grand moment de solitude dans la montagne, sous la neige, avec mon troupeau qui ne voulait pas m’écouter. Je ne pouvais plus que prier, et j’ai appelé mes meneuses presque en les suppliant, pour les inciter à venir. À force d’insister, mes deux meneuses ont sorti leur tête – peut-être par pitié, peut-être parce qu’elles ont ressenti ma détresse, je ne sais pas – et elles ont bien voulu faire les quelques pas qui suffisaient pour que le reste du troupeau se mette en mouvement pour nous arracher de cette situation.

DB : Malgré le lien fort que tu entretiens avec les individus du troupeau – plus particulièrement avec certaines brebis – tu n’en es pas moins un éleveur. On peut donc distinguer deux strates de ton comportement : sur un plan tu aimes ces bêtes, et sur l’autre tu les élèves dans la finalité de produire de la viande. Bien entendu, pour les véganes, ce genre de comportements à deux strates est inimaginable : ce sont des modernes, et par conséquent le monde est pour eux binaire, noir et blanc. Or, pour un éleveur, ça n’est jamais aussi tranché : tu associes des strates différentes de comportement dans ta manière d’être. Pourrais-tu nous en dire plus ?

GR : C’est intéressant de voir comment tu formules ça. Figure-toi que ces deux « strates » ne me posent aucun problème de dissonance. C’est-à-dire que d’une part il y a la relation aux animaux, mais d’autre part l’humain doit manger – et il est normal qu’il se serve dans son environnement. Je ne pense pas qu’on ait à se justifier du fait qu’on doive manger. C’est intrinsèque à la vie.

Ainsi, au moment où l’on donne la mort à un animal pour le manger, on affirme notre propre volonté de vivre : « il faut que je vive ». C’est une question d’auto-affirmation de soi. Et je ne saurais me sentir coupable puisque la nature nous a créés ainsi : nous sommes des êtres qui sommes contraints de manger. N’aurions-nous pas besoin de nous nourrir, de cueillir dans notre environnement d’autres êtres vivants – animaux et plantes –, alors nous pourrions effectivement considérer comme antinaturel le fait de tuer des animaux ou des végétaux pour les consommer. Or la nature ne nous a pas faits ainsi : on ne fait qu’être ce qu’on a à être.

DB : Je pense que c’est une belle réponse à une question fondamentale. Il me semble en effet que le véganisme trahit une perte de contact avec la nature. C’est une perte d’évidence et d’enracinement, et en lieu et place d’une posture première à partir de laquelle quelque chose peut être construit, il n’y a plus rien. On a affaire à une sorte de raisonnement totalement abstrait considérant la « somme de souffrances dans le monde » (avec un principe utilitariste à l’arrière-plan : maximiser le plaisir total et minimiser la souffrance totale). Il s’agit donc de ne pas être soi-même source de douleur ; ce qui, dans un monde naturel où la prédation est structurelle (tout simplement parce que la vie se nourrit de la vie) manque de probité. Certains éthiciens animalistes semblent même vouer une haine au vivant : puisque tous les animaux sauvages créent une somme de souffrances trop élevée, il faudrait selon eux les supprimer afin de réduire la somme de souffrances dans le monde !

Toi au contraire, tu as fait cet effort de réinsertion dans la nature, qui te conduit à une autre forme de raisonnement. Ça doit être difficile pour un éleveur aujourd’hui, de se retrouver face à cette contestation très abstraite et qui ne rentre absolument pas en empathie avec qui tu es et ce que tu fais. Comment le vis-tu ?

GR : Il faut bien reconnaître qu’avant qu’ils prennent la parole et portent cette critique, il y avait un silence assourdissant dans l’espace public sur la manière dont la société industrielle élève et abat les animaux. Je ne peux donc que leur être reconnaissant de la critique qu’ils ont portée sur ce point. Ce qui est à l’origine de leur révolte est de l’ordre de la sensation, du sentiment : ils ont été horrifiés – à juste titre – de la condition dans laquelle les animaux sont élevés et abattus. Ce genre de manière de faire propre à la société industrielle est une insulte au genre humain et à la vie en général.

Je trouve extrêmement sain qu’ils aient mis ça sur la table, malgré les aberrations en termes de solutions qu’ils proposent, qui sont probablement dues, comme tu l’as dit, à leur manque d’enracinement. Il n’en demeure pas moins qu’il y a eu cette impulsion empathique que je trouve fondamentalement juste. Dès lors, en tant qu’éleveur, je me situe en porte-à-faux à l’égard des autres éleveurs : je ne défends pas l’élevage à tout prix. Je veux bien reconnaître que l’élevage industriel est un crime, voire une hérésie et je dirais même un sacrilège.

Cela dit, pour ce qui est de leur posture en tant que telle, je pense que tu as très bien résumé la situation. Face à de tels dilemmes éthiques, il est vrai que plus je vis dans cet environnement, plus j’ai tendance à me référer à la nature comme aiguillon pour identifier le juste et l’injuste dans des situations très compliquées. L’ordre de la nature reste donc qu’un être vivant doit manger, et donc tuer d’autres êtres vivants pour continuer à vivre. On peut donc construire tous les arguments qu’on veut pour prouver que c’est injuste, il n’en demeure pas moins que je me réfère à cet ordre-là qui est physique et charnel. D’ailleurs les Anciens l’avaient bien compris : pour les Grecs, une vie juste est une vie qui suit l’ordre de la nature. Ils concevaient la nature comme un référent, un guide – qu’il ne s’agit bien évidemment pas de suivre aveuglément –, mais qui, dans des situations complexes, permet de se référer au cadre que le cosmos offre.

DB : Et le loup dans tout ça ?

GR : Je vais te décevoir : je n’ai pas de réponse et encore moins de solution. J’écoute ce que disent les uns et les autres et je trouve qu’il y a de la raison chez les uns et chez les autres.

Je trouve que le loup est une espèce magnifique qu’il serait dommage de voir disparaître. Le loup a, comme tout autre être vivant, comme toute espèce, le droit de vivre sur Terre. J’aurais du mal à supporter que les êtres humains lui enlèvent ce droit. J’entends aussi les attentes de la société civile : en tant que paysan nous faisons partie d’une histoire et d’une société ; si cette société demande la protection de la faune sauvage, il faut l’entendre. Il ne faut pas que le monde agricole se referme sur lui-même en affirmant que les « bobos des villes » ne comprennent rien. Nous devons être à l’écoute de cette demande sociétale qui ne me paraît pas fondamentalement injuste.

À l’inverse, il faut bien reconnaître que le loup, étant un prédateur, pose de sérieux problèmes aux éleveurs. C’est extrêmement dur pour un éleveur qui aime ses animaux, qui en prend soin, de voir ses bêtes attaquées et son troupeau décimé par les loups. Si le loup ne faisait que ponctionner certains individus de temps à autre – ce qui arrive – il n’y aurait pas de problème. Mais force est de constater que le loup, dans certaines situations, tue pour jouer ou s’entraîner (comme quoi, ça n’est pas un apanage du genre humain). Il faut aussi pouvoir se mettre dans la peau d’un éleveur : se retrouver le matin avec cinquante brebis égorgées ou grièvement blessées au point qu’il faille les achever soi-même, c’est terrible.

À ce jour, la solution préconisée à Yellowstone me paraît la plus équilibrée : il s’agit d’éduquer le loup à une certaine crainte de l’humain. Ou plus précisément, à lui apprendre qu’il y a des terres qui appartiennent aux humains et qu’il n’est pas autorisé à s’approcher des troupeaux, alors qu’on lui réserve par ailleurs des espaces où il n’est pas en péril. Voilà la solution qui me semble la plus équilibrée, voilà où j’en suis actuellement dans mes réflexions sur le loup.

Par ailleurs, je rajouterais que la cohérence impose que si la société demande la protection d’une espèce comme le loup, et de tous les prédateurs sauvages qui imposent des contraintes supplémentaires aux éleveurs, il est normal que les éleveurs soient aidés dans la protection de leur troupeau. Il faut donc accepter qu’il y ait un financement public aidant par exemple les éleveurs à embaucher des bergers qui vont garder les troupeaux toute la journée.

Il faut éviter de se retrouver dans une situation où l’on demande aux paysans plus qu’ils ne peuvent faire, alors qu’ils ne font du reste pas partie de la catégorie socio-professionnelle la plus privilégiée de la société. Cela fait partie d’un engagement politique.

DB : Je te propose de passer aux questions explicitement liées à la spiritualité. Tu me disais, lorsque nous nous promenions ce matin, que ton projet de lieu d’accueil – de ferme philosophique – était inspiré par le meilleur du monachisme. Tu me confiais que pouvaient également t’inspirer les « héros » du christianisme, ceux dont on retrouve les textes dans la patristique, dans le rassemblement des textes des pères de l’Église. Ceux-là mêmes qui ont su donner du courage à leurs contemporains en des temps extrêmement sombres.

GR : Oui tout à fait. Je dirais que je suis athée, mais dans un sens de recherche. Il y a en effet deux sens au mot « athée » : soit celui qui n’a pas de dieu, qui refuse même absolument la possibilité de l’existence du divin, soit celui qui le recherche. Je dirais que cette deuxième acception me correspond : je suis dans une quête de divin, une quête de sacré. Je cherche à retrouver un certain amour dans le cosmos. Il est certain que cette tonalité de l’existence humaine – qu’on appelle la piété – est relativement absente de notre univers social. On a relégué la religion dans l’espace privé et même dans cet espace privé, on aurait du mal à trouver des gens qui soient vraiment pieux. Voilà ce que je vais chercher dans les textes de ces premiers chrétiens, comme chez les poètes de la Grèce antique. Ce sont des gens qui sont porteurs d’une authentique piété, d’un sentiment qui se diffuse à travers tous les actes du quotidien ; un sentiment de présence dans le monde, un sentiment de mystérieux et de profondément sublime.

J’écoute ces chrétiens pour faire vibrer une corde intérieure, comme on tend l’oreille pour essayer de percevoir dans une musique un son ou une tonalité à laquelle on n’est pas habitué. Le monachisme ne m’intéresse pas dans son côté de refus du monde. Même si je vis dans un territoire très isolé, les Cévennes. La Lozère est en effet le département le moins peuplé de France. Je ne suis pourtant pas venu ici pour me couper du monde. Au contraire, je vais chercher dans cette immersion au cœur du monde, de la nature, au cœur de la réalité terrestre, ce qu’il y a de plus grandiose, de divin. L’autre chose que j’admire beaucoup chez ces premiers chrétiens, c’est leur engagement. Comment la foi peut être porteuse dans l’existence, comment elle donne l’énergie mentale pour déplacer des montagnes. Comment des êtres humains, à partir du moment où ils croient à quelque chose, ont été capables de donner leur vie pour cette cause et de fonder quelque chose de profondément durable : ce sont réellement des vies exemplaires.

DB : Il semble bien que la posture qui était la leur ne soit plus la tienne, tu cherches un divin cosmique. Tu vas d’ailleurs chercher ton inspiration dans ce monde-là, celui dans lequel t’ancre ton métier d’éleveur. Est-ce que tu la partages ta quête individuelle avec ta compagne Élise ?

GR : Élise et moi avons des chemins différents. Je passe personnellement plus par la philosophie, la mise en parole, pour cultiver ce sens du sacré. Élise de son côté passe par l’art, l’expression artistique de sa sensibilité notamment par la peinture. Elle suit peut-être plus le chemin du beau que celui du vrai. Et je dirais que nous nous y retrouvons par le silence que nous éprouvons face à la grandeur du monde, quels que soient les chemins que chacun emprunte pour s’y ouvrir. On raisonne intérieurement de la même manière, on vibre à l’unisson, mais on l’exprime différemment.

Mon chemin est clairement philosophique. J’aime beaucoup cette phrase de Husserl qui dit que la philosophie est la figure spirituelle de l’Europe. Pour moi, c’est vraiment par la philosophie que j’essaie de cultiver quelque chose comme une spiritualité. J’ai même tendance à parler de « religiosité » pour éviter l’écueil du terme « spiritualité » qui dirige trop vers l’esprit, alors que justement la méthode dont il est question consiste à passer par le corps, par l’immersion de la chair dans le terrestre. Par conséquent, ma quête passe plutôt par la déconstruction des représentations et des concepts abstraits qu’on peut avoir de la nature et du monde qui nous environne, qui, à mon sens, nous cachent la grandeur du monde. On croit avoir réponse à tout. Je cherche à déconstruire tout ce savoir scientifique que j’ai reçu, qui m’a été inculqué dans mon adolescence et qui m’a fait croire qu’au fond tout était expliqué, transparent, dans cet univers qui nous environne.

J’utilise donc la philosophie d’abord comme une manière de déconstruire un discours, et ensuite selon une démarche phénoménologique, c’est-à-dire une manière de passer par le corps pour créer une nouvelle entente des phénomènes. Et là, effectivement, le fait d’être paysan, d’être immergé dans cet environnement, de pouvoir suivre les saisons, de pouvoir ressentir fortement les éléments, d’être en contact avec les animaux et le cycle des plantes… importe au plus haut point. Tout ça fait qu’on est sans cesse nourri de ces phénomènes naturels, et c’est à partir de ces épreuves que j’arrive petit à petit à en tirer des mots.

DB : L’intérêt de la permaculture est vraiment la jonction entre un savoir contemporain et sophistiqué – celui des écosystèmes – et l’inspiration que David Holmgren a tiré des Aborigènes. Il s’est agi d’une façon de réinterpréter la tradition en sublimant notre savoir très abstrait. Chez Ernst Zürcher, dans son livre Les Arbres, entre visible et invisible (Actes Sud, 2016), la véracité du savoir des anciens sur l’importance du moment auquel on abat ou on plante un arbre par rapport au cycle de la lune est mise en évidence. Il a également montré que les arbres avaient une pulsation interne et un rythme complètement calés sur les ondes gravimétriques. Effectivement, l’influence de la lune n’est pas anodine. Ces deux exemples illustrent une recherche de conjugaison des héritages modernes et traditionnels. Quelque chose se passe qui nous conduit à ne plus voir dans le savoir un moyen de dominer le monde, mais de nous y insérer harmonieusement. Cela suppose probablement de faire comme toi, de déconstruire ce savoir, ou relation au savoir, qui nous a désappris le monde.

GR : Là où j’en suis dans mes recherches, j’ai l’impression que ce qui nous a bloqué à un certain moment historique, c’est le fait qu’on ait voulu recourir à un langage complètement artificiel pour dire les choses. C’est le langage mathématique. On a créé de toute pièce un langage à partir duquel on veut décrire l’ensemble des phénomènes. J’ai été extrêmement choqué et frappé dans le milieu de la recherche, de découvrir que les gens ne savent plus parler, mais qu’ils ne savent plus qu’exprimer des phénomènes par équations et calculs. Là où je suis sceptique par rapport aux savoirs contemporains c’est que pour moi, le sens du mystère des choses ne peut être exprimé que par la « langue naturelle », par une forme de poésie : comment les mots peuvent dire, suggérer ce qui n’est pas dicible. C’est l’opposé de ce que cherche à faire le langage mathématique, il cherche à supprimer toute ambiguïté, toute ombre. Tant qu’il n’y aura de science que fondée sur le langage mathématique, on restera bloqué.

Entretien retranscrit par François Yerly-Brault, revu par les auteurs.


https://lapenseeecologique.com/entretien-avec-guilhem-roux/

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